Lea Lublin, le « non-vu » et le « non-dit »

par Ramon Tio Bellido

Les artistes ont toujours été, légitimement, tentés de regarder les créations de leurs prédécesseurs, et, d’une façon générale, ont trouvé là soit des vérités sur lesquelles appuyer leurs propres productions, soit des résolutions dont il fallait à tout prix faire payer les formulations académiques. Ce rapport à l’Histoire, et plus précisément à l’Histoire de l’art, s’est toujours nourri de l’ambiguïté de « parler » au sein d’un même champ, dans un mouvement d’aller-retour où tradition et avant-garde restent prisonnières d’une stylistique et de formulations au bout du compte récurrentes. Le pendulum de notre modernité s’est ainsi nourri de supposés « retours à l’ordre » ou d’actes sacrilèges effaçant — parfois littéralement — l’enseignement acquis. Il convient peut-être aujourd’hui d’admettre que l’art ne s’est pas affronté à l’Histoire — et singulièrement à l’Histoire de l’art — mais à l’idée extérieure qu’il se faisait lui-même de cette discipline dans laquelle il a toujours voulu se situer, conforté par la conviction que l’art, justement, fait aussi l’Histoire.

La position de Lea Lublin, en ce sens, paraît d’emblée originale. Pour elle, en effet, il importe avant tout de restituer « la mémoire de l’Histoire », dans un travail de mise en apparence du latent et du caché où la révélation du « non-vu » signale également le « non-dit ». En ce sens, son travail irrémédiablement plastique, rejoint — ou englobe — le travail de l’historien, en tout cas participe de la même méthodologie d’ « enquête policière », auquel ce dernier se livre à partir des documents que lui a légués le passé pour « reconstituer » des vérités synchroniques. L’art de Lea Lublin est d’avoir su déplacer dans le champ du visuel un système d’investigation empirique qui s’appuie sur le déchiffrage conscient des outils de la modernité et sur la révélation inconsciente des échancrures, des failles, des découvertes donc, que détient le capital d’images qui constitue notre mémoire. A l’aide des procédés technologiques les plus actuels (la photographie, l`informatique), les cadrages, les agrandissements, les superpositions, les basculements… qu’elle opère sur le document initial restituent de la façon la plus tangible l’intuition liminaire qui a provoqué cette filature.

Le parallèle avec le travail de l’historien s’arrêterait là cependant. Si tous ont en mémoire l’incroyable coïncidence qui vit, voici 8 ans, Lea Lublin démontrer le contenu érotique des représentations renaissantes de « Vierges à l’enfant Jésus », avec la livraison de l’ouvrage sur la « Sexualité du Christ » de Léo Steinberg, la recherche qu’elle entreprend aujourd’hui sur Marcel Duchamp, et dont elle montre un premier et important ensemble de résultats au CRAC de Labège Innopole et à l’Hôtel des arts, devance la curiosité que les exégètes du « Marchand du sel » n’ont pas paru devoir mettre encore à leur ordre du jour. Ainsi, ce fantastique matériel que constituent les traces du séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires en 1918-1919 se voit-il d’abord collecté puis mis à l’épreuve d’une vérification esthétique par le décorticage plastique que lui impose Lea Lublin. Que ces « vraisemblances » qu’elle livre aujourd’hui deviennent demain des « certitudes » que l’Histoire se devra d’enregistrer est, au fond, uneautre histoire… Reste, irréductible, l’apport indubitable de la fiction raisonnable (raisonnante ?) imprimée par Lea Lublin, qui oblige à voir Marcel Duchamp sous un autre éclairage que de ce dandy détaché du réel — détachant le réel ? — agissant par « hasard », ne regardant le monde qu’en oblique, pour s’intéresser davantage aux effets protocolaires des procédures de vision qu’à l’élection privilégiée du regard lui-même. Si Lea Lublin applique un regard critique et plastique sur ce matériau indifférencié qu’est l’Histoire, si elle peut en dégager des indices qui sont de merveilleux « Wünderblock aidés », c’est certainement parce qu’elle agit dans un espace, dans un écart, creusé entre l’immédiateté perceptive et ce phénomène de retard tant vanté par le sujet actuel de sa préoccupation. Quelle plus juste rencontre, en conclusion, que celle d’une artiste qui a fait du mode scrutateur son mot d’ordre artistique, considérant à travers l’œilleton d’un pan d’Histoire oublié l’espace expérimental d’un atelier révolutionnaire protégé du monde par ses fenêtres
fraîches.

Que Alain Mousseigne, Directeur du CRAC Labège, trouve ici l’expression de ma sincère sympathie pour avoir adhéré d’emblée à l’élaboration de cet événement. Je tiens à remercier Catherine Francblin, Pierre Restany et Jean Hubert Martin qui ont bien voulu, avec une compétence
qui les honore, apporter leur contribution scientifique à cet ouvrage. Ma gratitude va également à tous les membres de l’équipe artistique de l’Hôtel des arts qui ont assuré à mes côtes la préparation technique et l’organisation de cette exposition. Que Lea Lublin, enfin, soit assurée de ma profonde admiration pour son œuvre et qu’elle soit vivement remerciée pour sa collaboration constante et exigeante qui a rendue possible cette aventure commune.